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Enquête sur le comptage des manifestants
Comment compter ?
Matrice des dispositifs
Confédération française
démocratique du travail
Confédération générale du travail
France
ouvrière
Policiers en colère
Le Nombre Jaune
GJ Sciences
Occurrence
Direction du renseignement
Mediapart
National Service Park
Chercheurs
Hong Kong
Comptage
manuel
Acteurs du comptage
1
1
2
1
2
Comptage
par algortihme
1
Comptage
par densité
Comptage
à partir d'estimations
Superposition des méthodes
Technique principale de comptage
Temporalité
Comptage en temps réel
Comptage en temps réel, puis en différé
Comptage en différé
Position des points de comptage
Pas de points de comptage
Au début du parcours
Au début et au milieu du parcours
Au début et à la fin du parcours
Le long du parcours
1
Nombre de points de comptage
Qu'est-ce qu'une manifestation ?
S’intéresser aux conditions de production du comptage des manifestations demande tout d’abord de se pencher sur les instruments à dispositions des acteurs pour compter. Dans les parties suivantes, nous allons revenir sur les différentes méthodes existantes, afin d’en analyser leur « script », pour reprendre une notion développée par la sociologue Madeleine Akrich. Ce terme nous permet de nous intéresser à un problème précis : lorsque les acteurs comptent, ils ont recours à des techniques qui, pour fonctionner, ont besoin de stabiliser la façon dont une manifestation peut se dérouler, ce qu’est un manifestant, ainsi que la bonne manière pour les compteurs de mesurer. Ces trois éléments forment ce que l’on appelle le script des techniques de comptage. Nous allons analyser dans un premier temps les différents scripts des manifestations en fonction des acteurs qui les nomment ainsi. Dans un second temps, les différentes définitions de ce qu’est un manifestant.
Les différents scripts de la manifestation
Chaque script, - défini à partir du contenu technique des dispositifs de comptage -, nous permet de cerner la manière dont chacun des acteurs définit ce qu’est une manifestation. Car le phénomène de comptage doit être encadré, dire ce qu’il est, ne va pas de soi. C’est notamment le cas des différences entre un rassemblement statique et une manifestation défilante.
Il faut donc analyser tous les dispositifs de comptage et se demander comment ces derniers fonctionnent et mesurent, quel type d’actions mené par les manifestants prennent-ils en compte ou non ? Cela nous permet ainsi de déterminer quelle définition implicite de ce qu’est une manifestation est embarquée dans chaque dispositif, et quelles propriétés de la manifestation et des manifestants sont supposées en fonction du dispositif choisi. Cerner ces paramètres nous aide à identifier les différents enjeux de catégorisation des manifestations et à mettre en lumière les définitions concurrentes de ce que signifie « bien compter ». Car chaque méthode de comptage est un dispositif qui a sa propre définition des aspects et limites d’une manifestation et qui suit un script particulier en présupposant certaines propriétés des manifestations. C’est notamment ce que prouve le script d’Eurecam, société spécialisée dans le comptage de personnes via capteurs, et ancienne collaboratrice du cabinet de comptage Occurrence.
Eurecam et Evitech, des scripts centrés sur les manifestations défilantes
Le dispositif technique d’Eurecam est constitué de capteurs qui sont programmés pour compter des flux de personnes à la verticale entre 2 et 10 mètres de haut. Ces capteurs n’ont jamais été faits pour compter de biais sur une largeur de 30 mètres avec un outil de masquage et de stagnation. Cette mesure, comme l’explique Benjamin Silvestre, -directeur du pôle « comptage des personnes » d’Eurecam, n’est qu’une estimation et cela ne fonctionne que si la manifestation se déplace.[3] Ainsi, le script d’Eurecam définissait une manifestation comme étant mouvante et ne prenait pas en compte le fait que certaines manifestations puissent être des rassemblements et donc statiques et immobiles. Ce hiatus, entre la manière dont le dispositif présuppose la manifestation et les différentes morphologies qu’une manifestation peut prendre, tend à être « corrigé » par certains acteurs mais semble néanmoins être toujours présent dans la grande majorité des scripts.
C’est notamment le cas d’Evitech, une société spécialisée dans la sécurité et la vidéo-surveillance, - et actuelle collaboratrice d’Occurrence-, qui a défini et redéfini ce qu’est une manifestation à plusieurs reprises.
Pierre Bernas, fondateur d’Evitech, explique que le dispositif de comptage repose sur une caméra qui va permettre de compter toutes les personnes qui se trouvent dans la zone de densité et qui franchissent une ligne rouge. Il précise que dans le cadre de la collaboration avec Occurrence, une manifestation doit être déclarée pour être comptée :
“ Ce que l’on considère comme étant une manifestation c’est lorsqu’il y a un parcours qui est déclaré avec un déplacement. Puis il y a une banderole d’ouverture et il y a des gens qui défilent. Il peut y avoir la CGT, la CFDT, différentes associations et ONG avec différentes tenues et drapeaux. Enfin, les dernières qui défilent sont les CRS puis les poubelles. Les CRS quadrillent la fin de la manifestation pour garantir que tous les manifestants sont passés et pour revenir à une situation normale. Les poubelles ramassent ensuite les cochonneries jetées sur la voie publique de manière à remettre la rue en état. Il y a donc une sorte de coopération entre la police nationale et la mairie dans le protocole de la manifestation.”
Les manifestations qui ne défilent pas mais restent statiques, divergent de ce script. Elles ne sont donc pas prises en compte. Ainsi, les rassemblements revendicatifs ne sont pas comptés car ils ne sont pas inclus dans la définition d’Evitech d’une manifestation habituelle qui doit être autorisée en préfecture, être défilante et suivre un certain parcours prédéfini.
Cette définition d’une manifestation qui est un lieu encadré avec un parcours annoncé à l’avance a néanmoins été bouleversée par des mouvements sociaux à l’instar de celui des Gilets Jaunes qui a totalement démantelé les idées préconçues de ce qu’est une manifestation.
Le Nombre Jaune, un script qui tente de prendre en compte les morphologies multiples de la manifestation
Le Nombre Jaune est un groupe Facebook issu du mouvement social Gilets Jaunes qui s’est développé en 2018-2019 sur différents réseaux sociaux. S’appuyant sur le volontariat de plusieurs personnes issues du mouvement, les administrateurs du groupe avaient plusieurs sources locales dans différentes villes du pays pour compter les manifestants.
Puisque l’hétérogénéité du mouvement ne permettait pas d’avoir un seul script de la manifestation, les différentes sources développaient elles-mêmes leurs dispositifs de comptage en fonction de la morphologie de la manifestation (rassemblement statique, rond-point, blocage de route, protestation défilante…). Ainsi, les méthodes de comptage variaient fortement. Par la suite, les différents comptages étaient mis bout à bout pour créer une base de données qui permettrait de donner une estimation minimale de la mobilisation à l’échelle du pays sans forcément séparer les différentes formes de mobilisation. Leur définition de la manifestation n’est donc pas celle d’un lieu quadrillé et balisé qui se déroule sur un temps imparti mais davantage celle d’une contestation multiple prenant place dans différents lieux et différents moments.
Cette volonté de vouloir compter simultanément dans plusieurs villes de France a donc été possible grâce à la décentralisation du mouvement Gilet Jaune. Car comme l'affirment Assaël Adary et Jocelyn Munoz, les représentants du cabinet Occurrence : “Pour avoir des manifestants partout en France il faut être capable de compter partout en France.”
Le mouvement des Gilets Jaunes a aussi permis de montrer que certaines méthodes de comptage étaient inadaptées à la morphologie de leur manifestation. En effet, puisque les manifestations défilantes ne sont pas déclarées au préalable, certains dispositifs qui nécessitent de positionner capteurs et caméras en amont du défilé sont dans l’impossibilité de compter ces manifestations. C’est notamment le cas des dispositifs d’Evitech et d’Eurecam, tous deux collaborateurs d'Occurrence. De ce fait, le cabinet Occurrence a du déclarer être non compétent pour compter les manifestants dans les mobilisations gilets jaunes comme les représentants du cabinet, nous l’expliquent lors de notre entretien : “Si les manifestations étaient correctement déposées en Préfecture, on aurait pu installer notre système. Cela a fait que la majorité des manifestations de Gilets Jaunes à Paris ne pouvait pas être comptée par notre matériel car le parcours n’était pas établi. Il y avait un parcours établi mais il y avait 5 ou 6 autres parcours au même moment dans Paris : c’est protéiforme et donc compliqué.”
Au-delà d’une définition de la manifestation propre à chaque acteur, les dispositifs de comptage mettent également en lumière la manière dont ces mêmes acteurs définissent ce qu’est un manifestant.
Les scripts du manifestant
Dans le script des techniques de comptage, il y a à la fois une définition de ce qu’est une manifestation, mais également une définition de ce qu’est un manifestant.
Compter tout le monde
Un dispositif de comptage tel que celui d’Evitech, (nouveau collaborateur d’Occurrence) qui utilise un algorithme pixelisant les manifestants et permettant de déterminer la distance entre chaque manifestant, considère que toutes les personnes présentes dans un espace délimité comme étant celui de la manifestation sont donc des manifestants. Or, comme l’expliquent les sociologues nord-américains Michael Lynch et Aryn Martin dans leur article Counting Things and People: The Practices and Politics of Counting, ce type de méthode ne permet pas de différencier les manifestants des « passants » se trouvant dans la manifestation par hasard.
Quant au groupe le Nombre Jaune, la même problématique se pose lors des manifestations de convergences de luttes. En effet, le représentant du groupe expliquait lors de notre entretien que c’était beaucoup trop difficile de savoir qui est gilet jaune et qui ne l’est pas dans une manifestation de convergence. Car nombreux sont ceux qui ne portent pas le gilet jaune tout en se revendiquant de ce mouvement. Néanmoins, la spécificité de ces comptages de convergence a été communiquée en amont pour avertir les membres du mouvement.
Or, alors que certains acteurs décident de compter toutes les personnes présentes dans une manifestation sans aucun distinguo pour simplifier leur dispositif de comptage, d’autres acteurs décident de ne pas compter les manifestants comme étant un tout mais de définir différents groupes au sein même des manifestants.
Différencier les manifestants
Comme nous avons pu le voir précédemment, les techniques utilisées par des sociétés telles que Eurecam et Evitech ont une condition particulière : connaître le parcours de la manifestation pour pouvoir installer les capteurs et caméras. Ainsi ces dispositifs délimitent la manifestation en fonction d’où les capteurs et caméras sont positionnés. Or, ce dispositif ne compte pas les manifestants gravitant autour du noyau dur qui se trouveraient dans des rues adjacentes ou qui s’y sont greffés via des manifestations secondaires. De même pour la différenciation faite par la Direction du renseignement de la préfecture de Police (DRPP) entre les manifestants marchant sur les trottoirs et ceux sur la route. Les manifestants sur les trottoirs sont considérés comme des passants et ne sont donc pas comptés.
Cette différenciation des manifestants se fait également à travers la temporalité de la manifestation. En effet, comme l’explique Pierre Bernas, le dispositif d’Evitech comptabilise les manifestants qui ont défilé du début à la fin de la manifestation et ne compte pas ceux qui ne seraient venus qu’au début ou qu’à la fin. C’est ce que des chercheurs ont nommé le “degré d’engagement” du manifestant. Ces chercheurs ont mis en place une méthode pour pouvoir compter les manifestants en fonction de la distance qu’ils ont parcouru dans la manifestation. Ceux étant sortis avant la fin du défilé ne sont pas gardés pour le comptage final et seuls ceux ayant atteint le point final sont comptabilisés. La manière dont Evitech comptabilise les manifestants ressemble donc fortement à cette méthode alors que le dispositif de la police se trouve souvent au milieu du parcours et comptabilise des manifestants qui n’ont pas forcément défilé tout au long de la manifestation.
Au-delà du degré d’engagement du manifestant et du comptage des personnes qui sont présentes dans un cadre précis, la désignation d’une personne comme étant un manifestant ou non diffère en fonction de ses caractéristiques. En effet, la figure du black bloc illustre la manière dont certains acteurs vont différencier les manifestants. En effet, lorsque la Direction du renseignement de la préfecture de Police (DRPP) donne son chiffre définitif pour une manifestation, il fait une distinction, - qui n’est pas systématique -, entre le nombre de manifestants et le nombre de black blocs. Les paramètres qui différencieraient ces deux groupes seraient de l’ordre de l’habillement. En effet, les personnes se revendiquant black blocs sont souvent vêtues de noir et se couvre le visage. Et si ce paramètre reste ambivalent et difficile à vérifier, il reste la manière la plus récurrente pour définir ce type de manifestants.
Les black blocs sont donc considérés comme des personnes “infiltrant” la manifestation et non pas comme étant des manifestants lambda. Pierre Bernas d’Evitech parle même de “rapt de la manifestation”. Ainsi pour le dispositif d’Evitech, les manifestants sont ceux qui suivent un parcours exact tout en respectant l’heure de début de la manifestation qui est annoncée avec la banderole d’ouverture. Les black blocs, connus pour leur “cortège de tête” sont donc considérés comme agissant en anticipation de la manifestation qui n’aurait pas encore démarrée, et de ce fait, ne sont pas considérés comme des manifestants.
En somme, nous avons pu étudier dans cette première partie comment les dispositifs de comptage nous permettent de comprendre comment les acteurs qui les créent et utilisent définissent les aspects d’une manifestation et les caractéristiques du manifestant. Nous allons maintenant approfondir notre analyse sur la manière dont ces dispositifs de comptage fonctionnent.
Mesurer, en pratique
Après avoir montré comment les techniques contribuent à définir ce que sont les manifestations et les manifestants, nous allons maintenant voir que ces techniques fonctionnent également en définissant différemment le rôle des compteurs dans la production du chiffre. En effet, la mesure d’une manifestation ne va pas d'elle-même, elle dépend d’un travail actif nécessitant des conventions et des savoir-faire.
Les méthodes de comptage dont nous avons pris connaissance pour cette enquête sont nombreuses et divergent d’un acteur à l’autre, chacun déterminant ses propres choix techniques et stratégiques susceptibles d’avoir une influence sur le chiffre final. Ceci explique en partie les écarts pointés du doigts dans les médias, entre les résultats obtenus par les divers organes procédant aux comptages des manifestants.
Tout d’abord, la position spatiale de chaque acteur au moment de la réalisation de la mesure joue un rôle prépondérant dans le comptage des manifestants. En effet, le nombre de points de comptage et de compteurs, leur position, et leur angle de vue, constituent autant de conventions nécessaires au comptage des manifestants. Nous allons voir qu’il existe une pluralité de façons de régler cette question de spatialité et donc de produire des représentations chiffrées d’une manifestation.
Les stratégies variées de considération de la spatialité des manifestations par les acteurs du comptage
Dans un premier lieu, nous sommes intéressés à la quantité de points de comptage ou de compteurs chez chaque acteur. Le point de comptage est le lieu où les acteurs se positionnent pour compter. Il peut donc s’avérer déterminant car, selon certains acteurs, une quantité insuffisante de points de comptage pourrait mener à une mesure incorrecte du nombre de manifestants. Il est intéressant de comprendre quelle importance chaque acteur donne à ce nombre de points de comptage.
Un autre élément s’est montré décisif : la position des points de comptage par rapport au lieu du rassemblement ou au parcours de la manifestation. A l’instar du nombre de points de comptage, chaque acteur du comptage fixe ses propres règles ou au contraire se donne une certaine liberté quant à la position de ses compteurs. Cette position est intrinsèquement liée à l’angle de vue adopté par les compteurs, qui peut être susceptible d’influer sur le chiffre obtenu. La prise en compte de ce facteur est donc essentielle.
A l’issue de notre enquête, nous avons pu dénombrer trois cas de figures pour les deux aspects relatifs aux points de comptage que sont leur nombre et leur position. Dans un premier temps, il peut y avoir un, ou deux points de comptage ou alors ce nombre peut évoluer en fonction de la grandeur de la manifestation. Dans un second temps, ces points de comptage peuvent être positionnés au début de la manifestation, au début et à la fin, ou tout au long du parcours de la manifestation.
Il peut aussi ne pas exister de points de comptage à proprement parler car certains acteurs du comptage ne sont pas présents sur place.
Techniques sans nombre de points de comptage précis
Les acteurs peuvent tout à fait demeurer imprécis et se laisser une certaine liberté quant au nombre de points de comptage en ne déterminant pas forcément de règles préalables. Ils ont alors la possibilité d’adapter ce nombre en fonction de leur besoin lors de chaque manifestation. C’est ainsi que semble procéder un des trois principaux syndicats français de salariés qui se sont exprimés sur le comptage effectué par l’Etat. En effet, la Confédération française démocratique du travail (CFDT) indique dans un article du Figaro, disposer de “plusieurs équipes de deux personnes” placées “le long du parcours” des manifestations, pour compter les manifestants. On voit donc que ni le nombre de compteurs et de points de comptage au total, ni leur position spatiale ne sont figés dans cette méthode.
A ce sujet, en 2014, trois experts - Pierre Muller, Daniel Gaxie et Dominique Schnapper - se sont réunis à travers une Commission de réflexion sur la mesure du nombre des participants aux manifestations de rue, commandée par la Préfecture de Police de Paris. Elle visait ainsi à évaluer l’efficacité des méthodes de comptage de la police, principalement, mais également des syndicats désireux de participer.
Dans l’argumentaire utilisé dans leur rapport pour justifier les préconisations et développer la discussion autour du comptage, les experts de la commission conseillent aux acteurs d’adapter les critères liés aux points de comptage à chaque manifestation, afin d’assurer la fiabilité du chiffre :
“ La seule méthode de comptage applicable à tous les types de manifestations est ainsi, en visionnant la manifestation sur l’ensemble de son parcours et de sa durée, de compter le flux tout au long de son déroulement. On peut parler ainsi de recensement exhaustif par opposition à la notion d’échantillonnage. Pour cela, il faut se donner un ou plusieurs points d’observation, ces points devant être soigneusement situés tout au long de la manifestation afin d’être suffisamment représentatifs des trois paramètres de trajet, de durée et de densité moyenne d’occupation. Le nombre de points pourra être fonction du type de manifestation : plus celle-ci sera complexe et\ou importante, plus le nombre de points devra être conséquent.
Les points devront permettre le meilleur visionnage possible des manifestants, afin en particulier de permettre une mesure suffisamment fiable du paramètre de densité moyenne d’occupation. En ce sens, il convient de privilégier un comptage en hauteur plutôt qu’au niveau de la rue, ce dernier n’offrant généralement pas la visibilité suffisante. Toutefois, le visionnage ne doit pas non plus être trop en hauteur (hélicoptère...), ce qui pose, à l’inverse, d’autres types de difficultés. Enfin, les points d’observation (s’il y en a plusieurs) devront être autonomes les uns vis-à-vis des autres afin d’obtenir le nombre maximum d’observations indépendantes. En particulier, les équipes en charge du comptage ne doivent pas communiquer entre elles au moment du comptage.”
Techniques utilisant un unique point de comptage
Les acteurs peuvent ne nécessiter l’utilisation que d’un unique point de comptage. C’est ainsi que fonctionne le dispositif d’Occurrence, cabinet chargé du comptage des manifestations pour un groupe de média, qui ne compte que d’un point fixe déterminé en avance à partir du parcours officiel de la manifestation. La technique utilisée par le cabinet Occurrence nécessite une prise de vue vidéo du cortège d’environ 8 mètres de hauteur “pour être en capacité de couvrir la largeur d’un boulevard” comme cela est indiqué sur leur site internet. Occurrence doit donc s’arranger pour avoir accès à un appartement ou une chambre d'hôtel sur le parcours de la manifestation, afin de pouvoir installer le matériel nécessaire et respecter cet angle de vue. Bien que les manifestations parisiennes suivent souvent des circuits similaires, quand ce n’est pas le cas, ce n’est pas forcément toujours aisé de trouver le lieu de comptage adéquat. C’est d’ailleurs ce qu’explique Dan Israel, journaliste ayant assisté à un comptage d’Occurrence en 2017, dans un article de Médiapart :
“Assaël Adary se dit féru de « data-déontologie », il vient de publier un livre sur le sujet (Big ou Bug Data?, éditions du Palio) et assure vouloir contribuer au projet de façon « totalement citoyenne ». Il ne cache rien des biais de sa méthode. [...] Il faut aussi trouver une chambre d’hôtel ou un appartement au 5e ou 6e étage, nécessaire pour l’angle idéal de vue pour les capteurs (37° d’inclinaison), sans qu’il y ait trop d’arbres devant les fenêtres, et si possible au début du parcours pour être sûr d’avoir la foule maximale. Et cela dans un laps de temps très court, car les parcours de manifestation sont parfois annoncés très tardivement (ceux des dernières contre les ordonnances l’ont été la veille). Et parfois aussi, le parcours change en cours de défilé. D’où la nécessité de doubler les postes d’observation.”
La Confédération générale du travail (CGT) et France Ouvrière (FO), autres syndicats importants dans la controverse autour du comptage, sont également positionnés sur un point fixe. En effet, bien que nous n’ayons que peu d'information sur les méthodes employées par la Confédération générale du travail, et notamment son nombre de compteurs, selon un article de BFM.TV, elle utiliserait depuis longtemps “un point de passage précis” qui serait néanmoins placé de manière imprécise “dans le parcours du début à la fin du cortège”. Pour son nombre de compteurs, le syndicat France Ouvrière semble aviser en fonction de chaque manifestation mais de la même manière que la Confédération générale du travail, ils seraient positionnés sur un point de comptage fixe. Bien qu’à visée principalement humoristique, une vidéo du Petit Journal, datant de 2010, nous permet d’apprendre que les compteurs du syndicat Force Ouvrière sont le plus souvent placés en début de manifestation.
Techniques nécessitant l’utilisation de deux points de comptage
Les acteurs peuvent décider d’un nombre de points de comptage et de compteurs précis, susceptible d'être répété lors de chaque manifestation. Certains acteurs du comptage décident donc d’utiliser systématiquement deux points de comptage.
A Hong Kong, une équipe de chercheurs notamment composée de Paul S. F. Yip et Ray Watson, a lancé une enquête universitaire, présentée dans ce rapport de recherche, sur le comptage de lors la manifestation hongkongaise du premier Juillet 2006. Cette date marque, chaque année depuis 1997, le changement de souveraineté. La taille de la foule lors des manifestations du 1er Juillet est utilisée comme un argument de taille dans les négociations entre le gouvernement chinois et local.
L’équipe a fixé 2 points de comptage ainsi qu’un nombre de compteurs précis. Le premier (point A), constitué de 4 compteurs, était situé à proximité du lieu de départ de la manifestation tandis que le second (point B), constitué de 3 compteurs, se trouvait près de l’endroit où se terminait la manifestation. De cette façon, l’équipe de chercheurs estimait pouvoir s’assurer que personne n’abandonne la manifestation avant d’atteindre le point A, et de pouvoir compter les manifestants qui atteignait le point B et donc restaient jusqu’à la fin de la manifestation.
En France, la rédaction de Mediapart a effectué son propre comptage de manifestants, regrettant “[ne s’être] jamais satisfait des chiffres des mobilisations sociales, tels qu'ils sont estimés par la police comme par les organisateurs”. Leur enquête, effectuée lors des protestations contre la réforme des retraites en 2010, donne lieu à un article décrivant leur méthode. L’équipe était ainsi postée dans deux points de comptage. Elle utilisait deux appartements au premier étage, le premier se trouvant proche du départ de la manifestation tandis que le second était placé au milieu du parcours. La position du premier point s'est d’ailleurs avérée problématique dû à la plus forte affluence de manifestants en début de parcours.
Ensuite, la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police (DRPP), organe étatique se chargeant du comptage lors des manifestations, utilise généralement deux points de comptage. Les choix de la police quant à ses points de comptage sont d’ailleurs décrits dans le rapport de la Commission :
“La visibilité au niveau de la rue étant insuffisante, les fonctionnaires, selon l’importance de la manifestation, établissent un ou deux points d’observation, avec à chaque fois deux fonctionnaires en charge du comptage et une caméra, à hauteur du premier ou du deuxième étage d’un immeuble, ce qui permet d’avoir la vue sur les rangs des manifestants qui peuvent être très larges et de tenir compte de ceux qui marchent sur les trottoirs. “
La Direction du Renseignement de la Préfecture de Police fonctionne similairement au cabinet Occurrence en ce qui concerne la position des points de comptage : les compteurs sont placés au premier ou deuxième étage d’un bâtiment situé sur le parcours de la manifestation. D’ailleurs, comme nous l'ont expliqué les fondateurs d'Occurrence, il n'est pas rare que leurs équipes et celles de la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police exploitent involontairement le même immeuble et soient par exemple voisines de chambre.
En revanche, selon les dires d’un anonyme, la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police n’aurait “jamais eu de règles pour le nombre de points de comptage”. Il déclare d’ailleurs que le nombre de points de comptage et de compteurs varierait en fonction de différents critères comme la taille de la manifestation ou l’itinéraire. A ce propos, la première recommandation de la Commission de 2014 qui analysait principalement la méthode de la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police, était d’augmenter le nombre et la position des points de comptage :
“ 1.lors des très grandes manifestations ou les manifestations complexes dans leur organisation, prévoir jusqu’à trois points d’observations ; on pourrait suggérer que les points de comptage ne soient pas disposés du même côté de la chaussée de façon à ce que d'éventuels angles morts puissent être corrigés.”
Enfin, les acteurs ne sont pas nécessairement présents sur le lieu du comptage, ce qu'il est possible de constater à travers deux initiatives de comptage issues du mouvement de protestation des Gilets Jaunes apparu en octobre 2018 : GJ Sciences et le Nombre Jaune. Ils n’ont donc souvent aucun point de comptage sur place car ils s'appuient presque essentiellement sur des supports vidéo, dont nous parlerons dans la partie suivante
Des diverses méthodes d’acquisition de données et de calculs
Les conventions relatives à la spatialité des manifestations sont une première étape de l’acquisition de données. En effet, si elles influent sur le résultat final, elles permettent également, par leur existence, de créer un champ favorable à cette acquisition. La seconde étape est alors le choix de l’outil de sélection de données. En réalité, le nombre de points de comptage et de compteurs, et leur position, découlent la plupart du temps de l’outil de sélection employé puisque son utilisation va nécessiter le respect d’un certain nombre de critères spatiaux. Toutefois les acteurs n’utilisent pas forcément tous un seul outil. Cet outil peut être complété par un autre, dans un souci de vérification des données ; ou il peut également être constitué de plusieurs différents outils qu’il faut alors associer.
L’étape de la sélection de données, nécessite, dans certains cas, des chiffres clés ou des calculs qui impacteront à leur tour le chiffre final. En conséquence, du fait de leur importance, ces calculs sont l’objet de véritables partis pris des acteurs.
Comptage en temps réel et manuel
Historiquement, le comptage des manifestants s’effectue en temps réel, grâce à l’utilisation d’un compteur manuel mécanique ou clique-main. Le but est simple : chaque acteur doit d’abord estimer un nombre de manifestants par ligne. Cela est donc une première convention. Ensuite, il compte chaque ligne de manifestants grâce au clique main. Il suffit ensuite de multiplier le nombre de lignes comptées par le nombre de manifestants par ligne.
Cette méthode est utilisée par la Confédération générale du travail, la Confédération française démocratique du travail et Force Ouvrière.
L’équipe de Mediapart en 2010, utilisait cette même méthode mais, plutôt que de compter par rangées, comptait par “grappes” de 5 manifestants. Néanmoins, les compteurs eux même précisent que cette méthode était “loin d’être idéale” car il est difficile de distinguer les grappes dans les phases plus denses de la manifestation.
Par ailleurs, l’équipe universitaire de Hong Kong, s’est également basée sur le comptage manuel, en proposant néanmoins une technique différente. Elle estimait le nombre de manifestants dans un intervalle, en comptant combien passent les points A et B en une minute, toutes les 5 minutes. Il y avait néanmoins une limite : certains manifestants passeront un point mais pas les deux. Pour répondre à cela, les chercheurs ont eu l’idée d’un sondage dont le but serait de demander à une quantité représentative des manifestants qui ont passé le point B s’ils sont ont aussi passé le point A.
Ensuite, les méthodes qui nécessitent l’accompagnement d’une vidéo peuvent être classées en deux parties distinctes. Dans la première se trouvent les acteurs qui utilisent les propres vidéos qu’ils produisent tandis que la seconde concerne les acteurs qui s’approprient des vidéos envoyées par des tiers.
Vidéos produites par l'acteur
Dans cette première catégorie, on retrouve les méthodes distinctes de la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police et d’Occurrence. L’une est basée sur un processus de filmage par caméra tandis que l’autre n’utilise la vidéo que dans un but de vérification.
Comptage manuel, en temps réel et assisté d’un comptage manuel par vidéo en différé
Tel qu’indiqué dans le rapport de la Comission de 2014, les fonctionnaires de la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police sont spécialement formés au comptage au cours d’une formation de 6 mois. Lors des manifestations, ils procèdent dans un premier temps à un comptage manuel. La convention établie est qu’une rangée de manifestants équivaut à 10 personnes. Ainsi, les compteurs actionnent leur compteur manuel pour chaque rangée de 10 personnes. Chaque équipe positionnée sur un point de comptage est indépendante l’une de l’autre, tout comme les deux agents de comptage qui la composent. Les chiffres sont alors comparés à la fin de la manifestation.
Ce premier comptage manuel, en temps réel, est complété d’un second en différé. Il se fait à partir d’une vidéo de la manifestation :
“Comme toute la manifestation a été filmée, le lendemain, dans les locaux de la préfecture, un nouveau comptage est effectué, par une autre équipe. Il est plus facile à réaliser, puisqu’on peut arrêter la projection lorsque le défilé est plus concentré.”
Rapport de la Commission de réflexion sur la mesure du nombre des participants aux
manifestations de rue.
D’après notre source anonyme, ce système vidéo aurait été ajouté en 2009, à la prise de fonction de René Bailly, ancien directeur de la Direction des Renseignements de la Préfecture de Paris. Un troisième agent sera là spécialement pour la prise de vidéo dont les critères de réalisation dépendrait de la manifestation. Plus qu’un nouveau comptage, le rôle de cette vidéo serait également d’évaluer la densité, autrement dit, le nombre de manifestants par mètres carrés.
Comptage par vidéo assisté d’un algorithme, en temps réel, et complété par un comptage manuel par vidéo
La méthode d’acquisition de donnés du cabinet Occurrence est principalement fondée sur l’usage d’un algorithme. Il est important de préciser que depuis la première collaboration entre Occurrence et les médias en 2017, cette méthode a évolué. En effet, la société avec laquelle Occurrence travaille aujourd’hui offre des techniques un peu différentes, sur lesquelles nous allons nous concentrer.
Le dispositif d’Evitech, société de video surveillance intelligente, est uniquement composé d’un logiciel basé sur algorithme. Ce dernier analyse les vidéos qui lui sont soumises à travers un principe de ligne rouge virtuelle : tous ceux qui franchissent cette ligne sont comptés. Avec ce dispositif, il est possible de compter en temps réel aussi bien qu’en différé.
Occurrence peut ainsi utiliser ce logiciel en temps réel, lors d’un premier comptage. A l’issue de ce premier comptage a lieu un second comptage, cette fois manuel. Le déroulement de ce second comptage, réalisé afin de s’assurer de la fiabilité du chiffre final, est décrit sur le site d’Occurrence.
“6 micro-comptages humains » de 30 secondes, en temps réel : 2 sur des moments très denses, 2 sur des moments denses, et 2 sur des moments peu denses.”
Vidéos envoyées par des tiers
Cette seconde catégorie est consacrée aux techniques utilisant des vidéos envoyées par des tiers. Nous y retrouvons les méthodes de GJ Sciences et du Nombre Jaune, deux organes de comptage issus du mouvement des Gilets Jaunes, né en 2018.
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Superposition de méthodes, en différé, à partir de prises de vue photo et vidéo
Les méthodes employées par le Nombre Jaune sont issues de nombreuses expérimentations. Le but de ce projet était de pouvoir compter le mouvement des Gilets Jaunes, délaissé par les autres acteurs historiques du comptage, de manière objective. Cependant les organisateurs se sont vite heurtés à une difficulté qui se trouve être l’aspect protéiforme du mouvement :
“On s’est rendu compte que le mouvement des gilets jaunes avait une telle structure que l’on ne pouvait pas le compter à la manière entre guillemets traditionnelle des syndicats. Parce que le mouvement était tellement éparpillé sur tout le territoire que c’était impossible de tout cumuler. Donc on s’est basé sur une participation volontaire de l’ensemble de la communauté du mouvement.”
Ainsi, le Nombre Jaune, communiquant via une page et un groupe facebook, s’appuyait sur sa base de followers pour recevoir des sources photos et vidéos. Les membres du projet recevait également des données de 4 ou 5 informateurs dans chaque point de rassemblement. Ils ont ainsi cumulé les méthodes :
“Il y a eu plein de méthodes différentes : on a eu des feuilles d’émargement, des vidéos, des photos, et c’est tout ça mis bout à bout qui nous permettait d’avoir une base de données avec laquelle on pouvait donner une estimation pour avoir un chiffre minimal de la mobilisation à l’échelle du pays.”
Il est alors judicieux de se demander si toutes les sources visuelles sont exploitables. Non, car certaines méthodes requièrent un certain nombre de critères précis et donc la mise en place d’un processus de sélection des sources. C’est le cas de la méthode de comptage par densité, privilégiée par GJ Sciences, et via laquelle les membres des deux initiatives ont beaucoup collaboré :
“On a appris à synchroniser des vidéos ensemble pour étudier tout un espace. Mais on y a passé des heures et des heures et les GJsciences nous ont beaucoup aidé. Ils ont mis en place une échelle de viabilité qu’ils déterminaient en fonction de la fiabilité des sources, en fonction des sources qu’ils avaient récoltés. Ils détaillent toute leur méthodologie sur leur site.”
Le comptage par densité, théorisé par Herbert Jacobs en 1968, est la méthode pionnière du comptage de foule. Dans ce cadre, la densité désigne la mesure du nombre d'individus sur une surface donnée. Le plus souvent, on parle de nombre de personnes au mètre carré. La création de cette méthode, décrite dans cette étude date de l’époque où Herbert Jacobs enseignait le journalisme à la University of California de Berkeley. Son bureau donnait vue sur une place, dont l’architecture formait une grille au sol et qui était souvent lieu de rassemblements. Il s’est alors intéressé à la manière dont les manifestants se plaçaient sur cette place
Jacobs a eu l’idée de reproduire ces conditions en utilisant une image de manifestation prise en hauteur, sur laquelle on quadrille le cortège. Il est ensuite possible de mesurer le nombre de manifestants par case afin d’obtenir une densité moyenne par mètre carré.
Pour faciliter cette mesure de la densité, Jacobs a établi des règles :
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“Dans une foule parsemée, dans laquelle les manifestants se trouvent à portée de bras les uns des autres, chaque individu occupe 10 pieds carrés (0,929 m²).
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Dans une foule plus dense, dans laquelle les manifestants marchent au coude à coude, chaque individu occupe 4,5 pieds carrés (0,418 m²)
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Dans une une foule très dense, dit mosh-pit, c'est-à-dire comme dans une foule de concert où il est même difficile de se mouvoir dans la foule, chaque individu occupe 2,5 pieds carré (0,232 m2)”
Crowd Size Estimation, Dillon Cariveau
On peut alors estimer, si la foule est homogène, le nombre de manifestants en divisant la taille du lieu de la manifestation par la densité d’individu observée. On peut également diviser la taille de chaque case par la densité observée dans le cas d’une foule hétérogène.
Cette méthode, qui est plus adaptée aux manifestations statiques dans lesquelles les manifestants ne se déplacent pas, repose sur une idée centrale et discutable : les manifestants représentent des corps à équidistance les uns des autres.
Toutefois, pour quadriller le cortège de la sorte, il est nécessaire de prendre un point de vue presque aérien. La difficulté réside en le fait que cela suppose un accès à un lieu particulièrement en hauteur ou encore l’utilisation d’un drone et donc l'autorisation du Ministère de l’Intérieur. Cette méthode par densité est donc moins facilement adoptable, même si de nombreux acteurs l'utilisent ou s’en inspirent.
Le fondateur d’Evitech, Pierre Bernas, s’est d’ailleurs exprimé sur le fait que les méthodes utilisant la densité demandent un point de vue aérien alors que ce n’est pas toujours possible. Il a illustré cela avec une image issue d’un de ses logiciels :
“Ici on est sur le clocheton de l’Hôtel de ville de la ville de Lyon et cela fait pratiquement 90 mètres de haut. C’est donc évidemment un point de vue exceptionnel que l’on n’a pas forcément partout. La manière la plus facile serait de faire voler un drone et de prendre une photo de la place pour compter la densité. Mais comme vous le savez en ce moment, il y a de gros débats à l’Assemblée nationale sur l’utilisation du drone. Alors ce que l’on peut dire c’est que cette utilisation pourrait être plus acceptable pour la CNIL ; -sous réserve que l’usage du drone et de sa caméra soit autorisé- ; dans le sens où cela est parfaitement anonyme et qu’à cette hauteur, on ne peut reconnaître personne. Il n’y a donc pas de problème individuel.”
Il existe cependant aujourd’hui des moyens de détourner ce problème via internet. En effet, grâce aux services de cartographie en ligne, on peut aujourd’hui facilement savoir la taille d’un lieu donné. Des outils tels que le site Map Checking, un “estimateur de foule” utilisé par Le nombre Jaune et GJ Sciences permettent d’estimer la foule dans un lieu donné à partir de la méthode de Jacobs. Ainsi, en partant d’images de manifestants, le Nombre Jaune et GJ Sciences peuvent définir une densité de manifestants en s’aidant des exemples donnés sur le site, et donc un chiffre final.
Par ailleurs, le choix des méthodes de calculs et de ce que nous appellerons, les chiffres clés, sont également susceptibles d’influer sur le chiffre, tout comme ils peuvent être source de contestation entre les acteurs.
L’un des évènements historiques les plus marquants à ce propos est probablement la Million Man March, conduite par Louis Farrakhan, leader de Nation of Islam.
Cette manifestation s’est déroulée au National Mall (Washington D.C), lieu historique de nombreuses manifestations, notamment celle ayant permis le fameux discours de Martin Luther King en 1963. C’est un endroit où la police américaine a l’habitude de compter les manifestants et a donc établi une méthode précise de comptage au fil des années, basée sur le comptage par densité d’Herbert Jacobs. Selon Joel Best dans son livre Damned Lies and Statistics : Untangling Numbers from the Media, Politicians, and Activists, le comptage effectué par la police a été source de contestations, au point ou une équipe de l’Université de Boston a effectué son propre comptage à partir d’image aérienne, en obtenant un résultat proche du million.
Le cœur de la différence de résultat était en réalité la densité qui est le chiffre clé du calcul puisqu’il doit être multiplié par le nombre de mètres carrés du lieu. Alors que le service de police du National Mall estimait une distance de 3,6 pieds carrés par personne (soit 400 000 manifestants), ce qui équivaudrait à la “densité moyenne des foules qui écoutent un orateur”, l’équipe universitaire estimait une densité semblable à celle d’un "ascenseur bondé” : 1,8 pieds carrés (soit 837 000 manifestants).
En France, la question du comptage des agrégats de manifestants a fait son entrée dans les débats depuis la naissance du mouvement Gilets Jaunes. En effet, les acteurs du comptage ont vu apparaître des manifestations simultanées et protéiformes, et difficilement anticipables. Avec cette nouvelle forme de rassemblement se pose la question de la superposition des méthodes : comment assembler différentes méthodes pour un seul résultat ? Pour le Nombre Jaune, c’est tout à fait faisable. Néanmoins, les fondateurs du cabinet Occurrence émettent des doutes :
“ Par rapport au Nombre Jaune : ce n’est pas parce que l’on multiplie les technologies et qu’on les met côte à côte que cela produit un chiffre plus fiable, au contraire.
Nous ne savions pas si la variation du chiffre qu’ils donnaient était le résultat de mélange de méthodologies ou au nombre de sites qu’il mesuraient (ils étaient dépendants des manifestants qui remontaient l’information).”
Durant cette période, un syndicat de police s’est démarqué : France Police - Policier en Colères. Face à l’abandon du comptage pour les manifestations Gilets Jaunes par la Direction des Renseignements de la Préfecture de Police, ce syndicat qui se présente comme la cinquième puissance syndicale du Ministère de l’intérieur a entrepris de compter les rassemblements Gilets Jaunes à travers la France. Pour ce faire, ses membres se sont basés sur une technique décrite sur le site du syndicat, constituée de calculs, à partir d’observations de terrain :
“ + de 2000 points de rassemblements regroupant en moyenne 250 gilets jaunes (à minima).
Sachant qu’en moyenne un gilet jaune reste 4 heures au maximum sur un point de contestation avant d’être remplacé par un autre gilet jaune, prenant à son tour « son service » pour le relayer, chaque point aura regroupé en moyenne, un minimum de 500 citoyens.
Le calcul est rapide. 500 manifestants X 2000 points = 1.000.000 (1 million) de manifestants et non 124.000 comme l’annonce la République en Marche via son porte-parole Christophe Castaner."
Les compétences expérientielles des acteurs dans la production du chiffre
Cette seconde étape du processus va s’accompagner de l’application des compétences expérientielles des acteurs. En effet, les conditions de spatialité des manifestations, ainsi que le choix de l’outil et des éventuels calculs utilisés, sont indispensables. Néanmoins, la réussite du processus d’acquisition de données peut être favorisée par les compétences liées à l’expérience acquise par les acteurs du comptage.
Selon Pierre Muller, expert en statistiques membre de la Commission de 2014, le comptage de manifestants est un processus réclamant une certaine habileté et expérience en observation :
“Ce n’est pas donné à tout le monde de compter durant tout une manifestation, il faut des gens qui ont l’habitude de faire cela. J’ai essayé un peu lors de manifestations, au bout d’une heure, cela devient très compliqué.”
Ainsi, la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police délivre une formation aux agents qui seront amenés à compter. D’après notre source anonyme, dans les faits, cette formation n’est pas systématique et l’accent serait davantage porté sur l’apprentissage sur le terrain. Toutefois il existerait des sessions de sensibilisations aussi bien pour des officiers qui ont une expérience dans le comptage qu’à d’autres agents.
Du côté du cabinet Occurrence l’expérience du comptage s’est révélée importante pour entreprendre des modifications de la méthode. Ce fut le cas lors de la fin de sa collaboration avec l’entreprise Eurecam.
Jocelyn Munoz, chargé d’étude chez Occurrence, voit de nombreux avantages à travailler avec Evitech, notamment son aspect plus paramétrable. En effet, alors que le dispositif de Eurecam est pratique (capteur et logiciel à transporter), l’entreprise Evitech ne vend qu’un logiciel, qu’on peut facilement associer à une caméra 4K, plus performante. Cette amélioration dans la précision de la vidéo permet d’obtenir un chiffre plus précis, qui nécessite moins d’intervention humaine :
“Comme le redressement était une critique qui nous était très souvent faite, nous avons trouvé préférable d’améliorer la technique pour réduire notre intervention car plus le capteur est précis, plus le redressement est petit donc moins notre intervention compte.”
Le Nombre Jaune, initiative de comptage des Gilets Jaunes, est également très attaché à l’expérimentation, inhérente à sa création. En effet, nous avons vu que leur méthode s’est développée à travers une approche novatrice basée sur diverses expérimentations. Cette méthode a donc évolué par tâtonnements, à partir des compétences expérientielles acquises par les membres du Nombre Jaune.
Le travail du chiffre
Un autre enjeu de convention est celui lié à la correction du chiffre mesuré. En effet, alors qu’une vision mécaniste de la mesure consisterait à penser qu’une fois une mesure réalisée, celle-ci serait juste (car sortie directement de ses instruments), cela n’est pas le cas en matière de comptage des manifestants. Pour être au plus juste de la mesure des manifestants certains acteurs retravaillent le chiffre obtenu par leurs instruments, afin d’en corriger certains biais. Nos recherches nous ont en effet permis de découvrir que le chiffre obtenu directement d’un dispositif de comptage n’est pas (ou pas toujours) celui qui est rendu public. Il est apparu que ce chiffre subit quelques “retouches” avant d’être communiqué. Ce travail du chiffre est réalisé différemment par les acteurs, selon des éthiques de travail différents. Ce qu’est un « bon chiffre retravaillé » n’est pas le même pour tout le monde, il dépend des critères de justesse dont se dotent les acteurs. Cette éthique du travail se trouve dans les propos des acteurs par l’usage des expressions “marge d’erreur”, “redressement du chiffre” ou encore “fourchette de valeur”.
Pourquoi retravailler les chiffres après le comptage ?
Quelle que soit la méthode utilisée ou le chiffre obtenu, tous les acteurs du comptage affirment que leur objectif n’est pas d’aboutir à un chiffre réel des manifestants. Avoir le chiffre le plus proche de la réalité demeure leur principal but chacun de son côté selon ce qu’ils affirment. Cette vision qu’on pourrait qualifier d'un certain réalisme dénote du fait que chaque acteur reconnaît les failles / les limites de son dispositif de comptage.
Comme le témoigne ici Benjamin Sylvestre de chez Eurecam (entreprise qui a fourni pendant plusieurs années à Occurrence les capteurs pour ses activités de comptage) : “Nos capteurs ont été faits pour compter des flux de personnes à la verticale entre 2 et 10m de haut.” et non “pour compter de biais sur une largeur de 30m avec masquage et stagnation” (comme le nécessite le comptage des manifestants). En conséquence, “la mesure ne peut être qu'une estimation”.
Cette difficulté de compter les flux humains avec des dispositifs technologiques se présente quand il s’agit aussi d’un comptage manuel. C’est ce que nous expliquait Pierre Muller (Président de la Commission qui a été chargé d’évaluer les méthodes de comptage de 2014 à 2015) :
“Compter le flux correspond à un comptage sur toute la durée et surtout sur toute la distance d’une manifestation. Il faut cependant, et cela relève d’une certaine difficulté, s’adapter au flux et ainsi adapter le dispositif.”
Pour pallier l'imperfection du travail du chiffre, la commission a proposé aux acteurs du comptage de communiquer des “fourchettes de valeurs” qui correspondent à un intervalle de chiffre à la différence d’un chiffrage précis. “En s’assurant tout de même que le résultat du comptage que vous avez obtenu par vos images réelles est compris dans la fourchette. L’idée est de donner un intervalle sur le nombre de manifestants avec dans l'idée que le chiffre obtenu lors du comptage soit compris dans une fourchette”, précise Pierre Muller. Sauf que cette pratique comporte en soi aussi des difficultés qui dépendent de la façon de définir l’intervalle, ainsi qu’aux moyens à mettre en place.
La conscience par les acteurs des contraintes liées au comptage des manifestants sous-entend qu’il y a des erreurs de comptage. En tenant compte de la qualité de son dispositif (technologique comme humaine), de sa finesse et de la manière dont elle est mise en application, chacun des acteurs essaie d’estimer le taux d’erreur qui peut découler du chiffre obtenu : c’est la marge d’erreur.
Qu’est-ce qu’une marge d’erreur ?
Les acteurs du comptage des manifestants appliquent des méthodes différentes. Par conséquent, les marges d’erreur découlant de celles-ci varient d’un acteur à un autre.
Chez la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police (DRPP), même si elle communique peu sur sa méthode, on retient de propos de Pierre Muller que la marge d’erreur est estimée à 10%. Chez Occurrence (entreprise indépendante qui fait le comptage pour les médias en utilisant la technologie de la société Eurecam) arrive après ses expérimentations à une marge d’erreur de 8%. La GJ sciences (l’expertise de comptage pour les Gilets Jaunes ) utilisant une méthode de comptage par densité qui aboutit à une marge allant de 10 à 20%. Les marges d’erreur ne sont pas estimées chez d’autres syndicats optant pour un comptage purement manuel ou à la vue de la foule. Pour les acteurs qui parviennent à l’estimer, la marge d’erreur est la quantification du niveau d’incertitude et donc la cause du redressement.
Comment le chiffre est-il travaillé ?
Qu'est-ce-que le redressement du chiffre?
Cette pratique qui consiste à la correction du chiffre après chaque exercice de comptage est aussi partagée par tous les acteurs mais chacun à sa manière en fonction de la marge estimée. Certes certains acteurs du comptage tels que la Confédération Générale du Travail, le Syndicat France Police-Police en colère ou encore le Nombre jaune, au vue de leur méthode de comptage (comptage à la vue, comptage manuel), ne définissent pas a priori une marge d’erreur chiffrée leur servant de base de redressement. Ceux-ci retravaillent les chiffres au gré des manifestations. Le redressement apparaît ainsi comme une étape incontournable avant l’annonce du chiffre obtenu des dispositifs de comptage des manifestants. C’est aussi là un enjeu important du comptage et des écarts observés entre les chiffres.
Comment le redressement s’applique-t-il chez chaque acteur ?
Chaque acteur à son éthique de redressement du chiffre.
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Direction du Renseignement de la Préfecture de police (DRPP) : une éthique « égalitaire »
Pour une marge d’erreur estimée à 10%, la DRPP applique un redressement à la hausse de 10% du “chiffre brut” obtenu de son dispositif. Selon nos recherches, la préfecture de police considère que la révision du chiffre à hauteur de 10% est nécessaire pour compenser les failles (les fatigues des compteurs, les ratés, les points morts) de son dispositif afin de parvenir au “bon chiffre corrigé”. Il n'y a pas d’études ou d'évaluations scientifiques qui ont permis à la définition du seuil de 10%. C’est ce que nous expliquait Pierre Muller (Président de la Commission qui a été chargée d’évaluer les méthodes de comptage de 2014 à 2015) en détail :
“Une partie des manifestants qui leur échappe. Même avec la confrontation des deux points de comptage. Donc ils considèrent qu’il faut redresser. Il n’y a jamais eu d’évaluation précise du taux de redressement à appliquer et donc ce sont les 10% qui sont appliqués. C’est donc le raisonnement simple, mais pas faux, de la préfecture qui consiste à dire qu’il y a des gens qui seront ratés pour diverses raisons et qu’il faut donc redresser.”
Ce choix du taux de 10% de redressement fait appel à des points d’interrogation. Pourquoi une correction à la hausse si la préfecture de police n'est sûre si le chiffre du comptage a été sous-estimé ou surestimé ? Une question objet de divergence des opinions au sein même de la commission que présidait Pierre Muller.
Dominique Schnapper et Daniel Gaxie (tous les deux membres de la Commission qui a été chargée d’évaluer les méthodes de comptage de 2014 à 2015), respectivement sous leur casquette de sociologue et de politologue, pensent qu’il faut plutôt se passer du redressement.
“Au sein de la commission, mes deux collègues ne comprenaient pas très bien ce redressement de part une approche un peu moins statistique. [...] Ils se demandent pourquoi redresser puisque l’on ne sait pas si l’on surestime ou si l’on sous-estime. Et donc l’un dans l’autre, il vaudrait mieux considérer que, soit on dit dans la communication que l’on n’est pas sûr du chiffre et redresser serait donc ambiguë et créerait une incertitude sur les chiffres donnés.”, nous a rapporté Pierre Muller.
Pour sa part, ce dernier dit ne pas être pour un redressement systématique mais pense “qu’il est clair, statistiquement qu’il y a des raisons de sous-estimation. Il peut y en avoir quelques-unes de surestimation mais ce ne sont pas les plus nombreuses. Lorsque nous avons fait l’expérience avec la préfecture, nous nous sommes rendus compte qu’il est inévitable de rater des participants. Et donc faire un redressement dans ce contexte se comprend”. Il ajoute que la préfecture de police se passe du redressement lors des petites ou moyennes manifestations.
Pour une correction plus raisonnable du chiffre, la commission a donc proposé un redressement modulable en fonction de la manifestation (plus ou moins de 10%).
En revanche, pour toutes les difficultés liées à l’application de cette proposition, la préfecture de police reste sur un redressement à hauteur de 10%. C’est ce que nous définissons par “éthique égalitaire” dont l’essence est d’appliquer un même seuil de redressement à tous les chiffres de comptages des manifestants et ce quel que soit la manifestation.
Dans cette logique de “seuil de redressement” le chiffre de la police reste toujours inférieur à celui des autres acteurs principalement le chiffre des syndicats.
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Occurrence: une éthique « équitable »
Rappelons-le, pour les grandes manifestations qu’elle a compté, le cabinet Occurrence (entreprise chargé du comptage pour la presse) utilise les capteurs fabriqués par la société de technologie Eurecam (une entreprise technologique qui offre ses services à Occurrence). Ici, le redressement repose sur l’écart qui existe entre le comptage du capteur et le compte en réel (manuel). Pour mesurer cet écart, il a fallu faire d’abord l’expérience de comptage sur d’autres manifestations sans enjeu. Les vidéos du capteur ont été enregistrées et comptées à la main par les journalistes et l’équipe d'Occurrence. A la fin de cette expérimentation, l’écart obtenu était inférieur à 10%.
Pour compenser cet écart, selon ce que nous a rapporté Benjamin Silvestre de chez Eurecam : “l'idée fut de faire une correction : à partir d'une estimation manuelle ponctuelle et en fonction d'un modèle de densité basé sur les instants de passage des têtes de cortèges. Le résultat corrigé était estimé dans les 10%”
Il ajoute que le chiffre du capteur n’est pas un chiffre précis mais fidèle. Pour obtenir “la précision (toute relative)” il faut passer par “le biais d'une correction”.
Jocelyn Munoz de chez Occurrence précise : “En dessous de 10 000 on arrondit à 500 près, au-dessus de 10 000 au millier près”
En effet, selon l’approche d’Occurrence chaque manifestation a ses réalités auxquelles elle adapte sa correction du chiffre : c’est ce que nous entendons par “éthique équitable”. Cette éthique consiste à appliquer un “juste” redressement à chaque chiffre de comptage. C’est-à-dire que chaque chiffre et ses incertitudes sont spécifiques à chaque manifestation. Par conséquent, le redressement appliqué par Occurrence tient compte des spécificités de chaque manifestation. D’où un redressement équitable.
Le redressement influence-t-il les écarts entre les chiffres annoncés par chaque acteur ?
Les différentes éthiques de redressement du chiffre que nous venons de présenter ont sans doute une influence sur le chiffre des manifestants et par ricochet sur la question des écarts. De la préfecture de police qui fait son redressement dans une logique du “seuil” (de 10%) au cabinet Occurrence qui fait évoluer son redressement en fonction de la manifestation dans une logique d'équité, l’observance d’un écart reste évidente. Il est important de souligner que ces approches de redressement ne servent pas à prévoir un écart, à savoir d’avance s’il sera réduit ou grand. Ils apparaissent comme une assurance personnelle que chaque acteur se donne pour pallier les incertitudes de son dispositif de comptage afin d’aboutir au chiffre le plus “juste” possible.